…jour, 166

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© Francesca Woodman

 »

L’eau souillée continue sa descente vers moi. La pente me l’apporte, engraissée de ce qu’elle a glanée, elle glisse, sinueuse, vers mes sandales. J’anticipe, j’écarte les pieds pour la laisser passer. Le vieux se moque des barrages, lui. Il continue, il veut parler, ça se voit que je suis française, je fais la tête, le chic français, ça, faire la gueule, parce que le sourire, c’est pour les benêts, les idiots, les heureux, mieux vaut être ténébreux, il s’appelle Umberto, il est romain, est-ce qu’il m’importune ? il m’importune en effet. Je ne l’écoute plus, je la regarde, elle, qui a tourné la tête. « Pourquoi êtes-vous là ? » me demande-t-elle.

La coulée passe pile entre mes pieds. Je regarde la fille à frange et sa question. Je ne réponds, rien de précis, j’allais mentir, dire que j’ai rendu visite à mes cousines, que je suis venue prier, je réfléchis à un motif crédible. Pourquoi en effet être ici, dans cette ville de Calabre sans spécialité et sans intérêt, pas plus qu’ailleurs sur la côte italienne ? Je suis là pour nager, pour couler, pour sortir de l’eau casquée et en colère, pour m’énerver contre l’irrémédiable, l’irréversible, l’incontesté. Je suis venue empêcher que des enfants soient inhumés avec les faits sans clairons. On leur doit bien une oraison funèbre. Je suis venue porter plainte. Je suis venue réveiller les petits cadavres, leur prêter ma voix de stentor, faire une chaîne avec eux et nous allonger sur les places, sur les routes, nous suspendre aux nuages, nous jeter avec la pluie, menacer enfin, troubler l’ordre public, en étant simples et laids, pitoyables et repoussants, prêts à horrifier.

La coulée a sali mes pieds, je n’ai plus rien à perdre, je parle

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 »

Le sort tomba sur le plus jeune, roman de Sophie Blandinières

édition Flammarion

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Sophie Blandinières par © Jacob Khrist

…le geste nu, 13

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© PeritUtVivat

 

« 

Tu t’avances ? Moi aussi. Aussi près ? Là où tu ne pourras plus bouger sans cogner, dans l’espace ouvert d’un deux. N’avance pas trop avec tes bleus. Je suis démuni, je prends vite la couleur. Ne te répands pas, je pourrais disparaître. Reste, sans que je le dise. Je déshabillerai mon sentiment, tu verras, tu ne feras rien d’autre. Tu regarderas un petit peu, sans t’aveugler, sans trop plisser les yeux. Tu feras attention à tout, chaque lieu de chair, chaque ligne, chaque odeur. Tu n’apprendras rien que tu ne savais déjà. Et pourtant, il faudra toucher, faire sensation, une minuscule parcelle de contact suffira. Peu importe, si tu te repères mal, tu chanteras le chemin. Ta main noueuse fera ronce à l’ombre d’une grande feuille vierge et vaine. Elle écorchera un grain de beauté sur le mollet, elle me retiendra, molle et attendrie, la chair ouverte au couteau d’amour, ciselée et éclatante, sabrée.

Il faudra se taire, pour une fois. S’incliner devant ceci. Ou cela. Ce que tu diras ou pas. Ce qu’il reste de promesse grimpera, tortueux, autour de mon cœur, le consolidera. Il sera ton tuteur, il sera mon os. Je n’avancerai plus. Ton angle suffira, je saurai y prendre forme sans crier sans souffler. Tes mots vaudront des gestes, ils toucheront l’espace, évanouiront le temps. Tu diras ce qui ne se dit pas mais sans regrets ni arrière-pensée. Tu étaleras dans mes yeux ta peau. Mais tu réserveras ton sourire pour quand le geste est geste, simplement, sans penser. Les secrets de la grâce, ivres, défileront, titubant. La maladresse les aura peut-être dressés à demeurer sauvages.

Alors nous tomberons ensemble, pantins enfants, animaux perdus, humains rageurs. Et de la reddition de nos corps brinquebalés, nous tirerons une jouissance fine et légère, un embaumement des nerfs, tendus comme des arcs. Il sera temps d’abolir le monde pour se draper dans ses souvenirs, de sacrifier l’avenir aussi, en lui pétant les jambes. Parce que tout est là, qui s’égrène, dans nos paumes lisses et blanches. Un maintenant fragile, que le givre veut casser, tend ses doigts quelquefois. Il attrape les corps pour se prolonger et les agite, hochets débraillés. Et consentants. Sans drap pour nous couvrir, que verrait-on de pur ? Une transparence. Que verrait-on du jour ? Deux corps silex qui se frottent et, bientôt, une lueur léonine. Ça suffit, pour tout cela.

« 

Le geste nu, Sophie Blandinières