…la lumière nue, 32

Bamiyan , sunset © Mohammad Ali Shaida/AFP (19.11.19)

« 

ô toi lune, qui t’es levée

Dans les ténèbres de la nuit,

Maintenant la lueur de ses lampes

A vaincu l’éclat du soleil.

Des mots restent, mais il est tard

Vraiment très tard, il n’est pas d’heure

Tout ce qui se perd dans la nuit,

Demain je le rattraperai.

 »

Cette lumière est mon désir, Rûmi (édition de Nahal Tajadod)

…l’ire nue, 18

 

…Masque fragile

Où tout en futile, le temps passe

Et fuit

Derrière l’obstacle de papier.

 

La course factice du Masque

De l’ennui

Projetant ses brumes glaciales

Contre la paroi de l’âme.

 

Ne pas entendre, ne pas voir –

Ne pas comprendre.

Je porte mon Masque du possible.

Là où rien ne se réalise.

La hauteur des marches

Augmente – seconde après

seconde – jusqu’au

Bord du cœur.

Tout se dramatise.

La branche du chêne, noueuse,

Blanchie après le tumulte des vagues,

Pleure – arrachée à l’oubli.

Oracle lyrique des cordes.

 

La nuit vient,

Tombe et ne se relève.

Pactisant avec l’ombre sauvage

Elle règne sans partage au-dessus des astres.

 

Il faudra au Masque des vérités –

L’herbe crue, jaunie par tant de rapacité.

Avidement, prendre et massacrer.

 

Autorité des pincés,

Douceur avortée des gestes –

Prend sens enfin le son primitif.

 

Et alors, enfin, peut-être,

L’ère des porteurs de sagesse

Témoignera de l’abandon des êtres mutilés.

A mon Masque du sourire

Je donnerai ton visage,

Et le silence en mouvement.



Je retirerai de toi,

Ces liens qui sectionnent le flux de ton sang,

Comme un Masque des souffrances,

Te soustrayant au monde des

Hommes.

 

A l’accordée revient le calme

Du soupir et des distances.

Donne.

Résonne.

Dans le vaste et l’étrange.

Ta lyre de miséricorde.

Aimé

extrait de Dors petit enfant, Agathe Elieva

©A.Elieva, T4

…jour, 167

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© Olivier Seignette, northroots

« Ecrire un livret c’est raconter une histoire qui sera soutenue et accompagnée par la musique. C’est avoir présent à l’esprit que la musique deviendra tous les personnages, avec ses couleurs, ses sentiments, son évolution. Pour moi, écrire une histoire c’est creuser une voix, la mienne, celle de mes personnages. Je suis aussi musicienne, alors je ne fais pas bien la différence entre toutes les notes que j’écris. Littéraires ou musicales, elles forment des petits bouts de chose et constituent l’ensemble de mon travail. Je suis très attachée aux notions de résonance, de silence et d’enfance. Lorsque j’étais petite et que l’on m’a lu « la petite fille aux allumettes » d’Andersen j’ai eu très peur. J’ai été très triste aussi. Lorsque la compagnie Piccola m’a proposée d’en faire l’adaptation j’ai été très heureuse parce qu’enfin je pouvais devenir cette petite fille, dans ses jeux son amour et son quotidien. Elle rêve, et de ses rêves j’en ai fait une histoire, où l’on rencontre les jeux, la mort, l’espoir, la transmission. En  m’appropriant le conte d’Andersen, j’ai pu faire en sorte que cette petite fille soit moins dans sa solitude et sa tristesse, lui faire traverser quelques rêves, et faire entendre et voir son imaginaire d’enfant, lorsque la réalité devient ce que l’on en fait. Bien sûr la vie lui est rappelée dans sa réalité crue et ses douleurs parfois, elles existent et c’est à travers les contes que l’on peut tenter de les approcher, les avaler, les dépasser.

Franz Kafka a dit « il n’existe que des contes de fées sanglants. Tout conte de fées est issu des profondeurs du sang et de la peur. » C’est un peu dramatique au premier abord, d’un accès difficile mais je pense qu’effectivement le conte de fée est là pour nous aider à vivre, et la vie ce n’est pas un conte de fée comme on veut nous le faire croire bien souvent, tout rose tout gentil tout lisse. Nous savons tous que la vie est tout à la fois plus belle, plus profonde et plus difficile que cela. Enfant, nous avons les bras grands ouverts, à nous enfants devenus grands, de ne pas perdre notre regard, celui qui se pose de face sur ce qui nous entoure, et nos rêves. »

interview Agathe Elieva, librettiste de La Petite Fée aux Allumettes, 2011

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© Olivier Seignette northroots

La réalité de la réalité devient la réalité et toutes les distances du monde

…Une note les contient toutes, et pourtant ce n’est pas tourner en rond…

Creuser sa voix n’est-il pas le chemin, la rêverie du monde, celui-là même resté muet dans l’enfance

?

 

…la ligne nue, 15

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© Agathe Elieva Paris 9e

Il va bien falloir apprendre. Rentrer seul. Maison silencieuse, la contrainte horaire a disparu, l’horaire de son retour avec, le réfrigérateur trop plein. Comment fait-on lorsque l’on rentre seul, ouvrir la porte et puis,  rien. Quels sont les gestes. Le temps se suspend-il, le sens du temps est-il abrogé, comble-t-on le silence, nous remplit-il, est-ce la fin du monde, s’engouffre-t-on dedans, la mort, qu’est-ce que c’est que cette chose, rentrer seul lorsqu’on ne l’a jamais fait de sa vie entière. Mon silence est son silence. Et je ne sais pas quoi en faire. La ville est loin.

 

…la ligne nue, 14

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 »

ils m’ont appelé l’Obscur, et j’habitais l’éclat

. »

et l’éclat dans l’obscur de l’éclat qui était ta joie, amour.

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© Move For Aids Project 2003

 »

et ce dialogue encore dans les chambres

. »

et l’amour dans ce silence de tes bras, amour

 

Amers, Saint John Perse

 

…jour, 166

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© Francesca Woodman

 »

L’eau souillée continue sa descente vers moi. La pente me l’apporte, engraissée de ce qu’elle a glanée, elle glisse, sinueuse, vers mes sandales. J’anticipe, j’écarte les pieds pour la laisser passer. Le vieux se moque des barrages, lui. Il continue, il veut parler, ça se voit que je suis française, je fais la tête, le chic français, ça, faire la gueule, parce que le sourire, c’est pour les benêts, les idiots, les heureux, mieux vaut être ténébreux, il s’appelle Umberto, il est romain, est-ce qu’il m’importune ? il m’importune en effet. Je ne l’écoute plus, je la regarde, elle, qui a tourné la tête. « Pourquoi êtes-vous là ? » me demande-t-elle.

La coulée passe pile entre mes pieds. Je regarde la fille à frange et sa question. Je ne réponds, rien de précis, j’allais mentir, dire que j’ai rendu visite à mes cousines, que je suis venue prier, je réfléchis à un motif crédible. Pourquoi en effet être ici, dans cette ville de Calabre sans spécialité et sans intérêt, pas plus qu’ailleurs sur la côte italienne ? Je suis là pour nager, pour couler, pour sortir de l’eau casquée et en colère, pour m’énerver contre l’irrémédiable, l’irréversible, l’incontesté. Je suis venue empêcher que des enfants soient inhumés avec les faits sans clairons. On leur doit bien une oraison funèbre. Je suis venue porter plainte. Je suis venue réveiller les petits cadavres, leur prêter ma voix de stentor, faire une chaîne avec eux et nous allonger sur les places, sur les routes, nous suspendre aux nuages, nous jeter avec la pluie, menacer enfin, troubler l’ordre public, en étant simples et laids, pitoyables et repoussants, prêts à horrifier.

La coulée a sali mes pieds, je n’ai plus rien à perdre, je parle

.

 »

Le sort tomba sur le plus jeune, roman de Sophie Blandinières

édition Flammarion

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Sophie Blandinières par © Jacob Khrist

…jour, 165

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© A.E. place de la République, 7 janvier 2015

 »

Chaos des jours qui suivent.

Luz hagard sur la place de la République.

La salle du hublot transformée en cellule de crise. Les policiers partout.

Les dessins et hommages qui recouvrent les murs de la capitale, mais l’adjointe à la maire de Paris qui me dit qu’il ne sera pas possible d’afficher le dessin de Cabu sur les panneaux de la mairie parce que « C’est dur d’être aimé par des cons » pourrait heurter des sensibilités.

…/…

Cet avocat sorti d’on ne sait quel placard à dossiers mal fermé, bedonnant cravaté, qui vient nous expliquer ce qu’on peut faire pour lui. Qui se permet de nous engueuler. Qui invite un type de Valeurs actuelles à l’enterrement de Charb et qui m’écrit que je suis aussi intolérante que ceux que nous prétendons combattre.

Quelqu’un qui annonce à la ronde : ça y est, ils les ont eu. Hochements de têtes.

Notre cortège dans les rues vides du 11 janvier. Les applaudissements des riverains qui percent le silence. Les fenêtres s’ouvrent pour brandir des dessins; les policiers crient de rentrer chez soi et les vitres claquent d’être vite refermées. Jul dit : on dirait un calendrier de l’avent. (…)

La beauté de la femme de Luz, sûre d’elle rassurante. (…)

L’organisation des enterrements. Les conflits d’emplois du temps, de lieux, de dates. Les tensions, la fatigue. L’idée monstrueuse et dérisoire de faire un Doodle pour mettre tout le monde d’accord. Foolz qui éteint l’ordinateur en disant Laisse tomber.

Les nouvelles des blessés. Les premiers mails échangés avec Simon sorti du coma, son humour qui nous scie; lui en tout cas, il est Charlie. La rédactrice en chef de Libération nous adresse la chronique de Lançon écrite depuis son lit d’hôpital. Ce que c’est que porter la plume à la plaie. (…)

Des messages de soutien de partout, des cadeaux, des dessins, des livres, des bouteilles de whisky hors de prix sifflées en dix minutes. Parmi les citations de la part d’amis qui ne trouvent pas leurs mots, une phrase de Sony Labou Tansi : « j’exige le courage tragique de se marrer en connaissance de cause ». (…)

La couverture de Luz « Tout est pardonné », placardée partout dans Paris par les kiosquiers. L’envie de la déchirer puisqu’elle me déchire. Mais à force de la regarder, s’habituer. S’y raccrocher comme à un rayon de paix, espièglerie, d’enfance

.

 »

Calme et tranquille, Valérie Manteau édition Le Tripode

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© A.E. les fenêtres du 11 janvier 2015, Canal Saint Martin