
Ce sont les couleurs qui me nourrissent, ou leur absence. J’esquisse du bout du pied quelques ornements dans la boue du chemin, je m’enivre du vert des arbres, des reflets de l’écorce du bouleau, du rouge des baies. Le soleil me fait plisser les yeux, petites rides creusées au jour le jour. J’ai l’air d’un homme responsable, j’aime bien.
Je ne sais pas si je leur ressemble, dans les traits, les expressions, une démarche peut-être. Je n’en ai aucune idée puisque je ne sais plus à quoi ils ressemblent. La dernière fois que j’ai vu le visage de mon père, il était un peu boursouflé, ses deux cicatrices sur le front gras brillaient dans les rayons du soleil qui avaient envahis le bureau de l’éducateur. Je m’étais préparé à l’affrontement et à lui renvoyer les insultes qu’il ne manquerait pas de proférer. Ça n’a pas loupé. Je ne sais pas ce que je porte de mes parents. Une moue, un sourcil relevé. L’éclaboussure de la filiation, ramage et plumage, entaille et couperose. Une pose de la main m’oppose quelques fois un air de déjà-vu, chez ma mère surtout. Un rictus, une grimace qui se fige sans que je ne puisse la contrôler me saute à la gorge certaines fois. Tout ce qu’ils me lancent à travers le temps (reniement et indélicatesse).
Seconde chance. Par mon visage que je détends de parcelle en lambeaux, ce cuir poli par l’abrasion de ma loyauté pour eux. Il faut bien assumer et accepter de porter l’héritage d’attitudes démentes, leurs fragilités incontrôlées. Je les aime et ne me retourne pas. Ce sont leurs expressions que je porte malgré moi, non plus comme le masque d’oiseaux morts aux ailes rognées mais comme le drap dont ils ont voulu me recouvrir. Je les plains et ne me retourne pas. La façade effritée de leurs demeures respectives n’est pas mon palais, ni mon autel. Il s’agit des urnes de leurs cendres refroidies.
Je suis Orso, j’ai seize ans et la vie me consume. Je nage dans les eaux de mon idéal. J’éclabousse d’écume, de stupre et de sperme la terre aride qui borde mes côtes.
J’ai été placé au centre parce que la froideur avait envahi leur regard ; je n’étais plus capable de l’affronter. Tout comme ma frayeur de leurs caresses, leurs mains frauduleuses, la beuverie de mon père et ses inondations. Oui, dès que j’ai pu, je les ai fuis
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L’éclat, extrait © Agathe Elieva