…la lumière nue, 32

Bamiyan , sunset © Mohammad Ali Shaida/AFP (19.11.19)

« 

ô toi lune, qui t’es levée

Dans les ténèbres de la nuit,

Maintenant la lueur de ses lampes

A vaincu l’éclat du soleil.

Des mots restent, mais il est tard

Vraiment très tard, il n’est pas d’heure

Tout ce qui se perd dans la nuit,

Demain je le rattraperai.

 »

Cette lumière est mon désir, Rûmi (édition de Nahal Tajadod)

…la lumière nue, 31

©Nan Goldin

 

Ce sont les couleurs qui me nourrissent, ou leur absence. J’esquisse du bout du pied quelques ornements dans la boue du chemin, je m’enivre du vert des arbres, des reflets de l’écorce du bouleau, du rouge des baies. Le soleil me fait plisser les yeux, petites rides creusées au jour le jour. J’ai l’air d’un homme responsable, j’aime bien.

Je ne sais pas si je leur ressemble, dans les traits, les expressions, une démarche peut-être. Je n’en ai aucune idée puisque je ne sais plus à quoi ils ressemblent. La dernière fois que j’ai vu le visage de mon père, il était un peu boursouflé, ses deux cicatrices sur le front gras brillaient dans les rayons du soleil qui avaient envahis le bureau de l’éducateur. Je m’étais préparé  à l’affrontement et à  lui renvoyer les insultes qu’il ne manquerait pas de proférer. Ça n’a pas loupé. Je ne sais pas ce que je porte de mes parents. Une moue, un sourcil relevé. L’éclaboussure de la filiation, ramage et plumage, entaille et couperose. Une pose de la main m’oppose quelques fois un air de déjà-vu, chez ma mère surtout. Un rictus, une grimace qui se fige sans que je ne puisse la contrôler me saute à la gorge certaines fois. Tout ce qu’ils me lancent  à travers le temps (reniement et indélicatesse).

Seconde chance. Par mon visage que je détends de parcelle en lambeaux, ce cuir poli par l’abrasion de ma loyauté pour eux. Il faut bien assumer et accepter de porter l’héritage d’attitudes démentes, leurs fragilités incontrôlées. Je les aime et ne me retourne pas. Ce sont leurs expressions que je porte malgré moi, non plus comme le masque d’oiseaux morts aux ailes rognées mais comme le drap dont ils ont voulu me recouvrir. Je les plains et ne me retourne pas. La façade effritée de leurs demeures respectives n’est pas mon palais, ni mon autel. Il s’agit des urnes de leurs cendres refroidies.

Je suis Orso, j’ai seize ans et la vie me consume. Je nage dans les eaux de mon idéal. J’éclabousse d’écume, de stupre et de sperme la terre aride qui borde mes côtes.

J’ai été placé au centre parce que la froideur avait envahi leur regard ; je n’étais plus capable de l’affronter. Tout comme ma frayeur de leurs caresses, leurs mains frauduleuses, la beuverie de mon père et ses inondations. Oui, dès que j’ai pu, je les ai fuis

.

L’éclat, extrait © Agathe Elieva

…jour, 169

© Olivier Seignette
...
"Une bretelle d'autoroute, une grue surveillant une carcasse de béton, des saules pleureurs essoufflés, un pont, des pavillons tristes, un talus sablonneux, et le train prend de la vitesse. De ce voyage, je retiendrai ce sempiternel goût de cendre glacée, celui de tous mes voyages. Celui des retours loin de toi, des abandons, et de l'automne. J'aime aussi ce goût, puisqu'il m'apprend que je suis pauvre, et que je suis seul. C'est bien écoeurant. Il y a si longtemps que je cherche à m'expliquer. Il y a si longtemps que je n'écris qu'à toi, pour ne pas être lu. 
J'ai beau m'éloigner, rien ne me rapproche. Tu penseras encore que je sacrifie à la pire littérature, et tout sera dit. 
(...)
Je devrais pouvoir saisir, retenir et fixer chaque détail du paysage, afin de te l'offrir comme une part de moi. Mais c'est impossible. Et cependant c'est bien cela, le ciel de la province, les longs mouvements des champs entre les haires, l'éclat d'un toit luisant de pluie tout au fond d'un vallon, c'est cela que je m'étais promis de te donner comme on lègue une fortune."

Cavale, Jean-Claude Pirotte

…la ligne nue, 13

Camion soleil 95

©Agathe Elieva, D170

 »

Tirer le fil de cette ligne nue, fractale 93…

cela a l’air simple hop je tire et deux extrémités de fil se font face, se regardent – impassibles puisque c’est dénué de tout sentiment, un fil – l’Ouest et l’Est avalés en un point unique qui serait situé entre mon pouce et mon index parfois même le majeur – ces doigts qui tiennent le fil, frappent les touches pour tenter de former les mots du fil – ce fil tiré comme une épingle du jeu, un jeu de tarot ce serait le destin entre les mains de la diseuse, ma vie devient la vie que tu vois que tu inscris la vie de ma vie que tu ne vivras pas

non

mon fil tournoie, fait des nœuds, créé d’autres bouts de fil, s’emmêle aux chaînettes, aux cheveux, aux bouts de laine, mes doigts s’embourbent et l’Est défie l’Ouest – je ne suis pas comme toi cousin, nous ne ferons pas partie de la même histoire narvalo

« 

…jour, 162

Daniel Boudinet

(…) Dans la nuit passent les trains et les bateaux et le mirage des pays
où il fait jour. Les derniers souffles du crépuscule
et les premiers frissons de l’aube.
Il y a toi.
Un air de piano, un éclat de voix.
Une porte claque. Une horloge.
Et pas seulement les êtres et les choses et les bruits matériels.
Mais encore moi qui me poursuis ou sans cesse me dépasse.(…) »
Les espaces du sommeil, Robert Desnos

 

jour, 151

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Monir Shahroudy Farmanfarmaian, منیر شاهرودی فرمانفرمائیان

Nous vous souhaitons un 18 lumineux autant qu’il sera possible, nourri d’amour et de curiosité. Il ne s’agira pas de baisser les bras mais de les ouvrir encore plus grands. Il s’agira de sourire encore, car au fond de nous, il y a toujours quelque chose qui nous pousse à sourire. Regard de face, bras ouverts, cœur vibrant. Voilà. Et le pas déterminé sur nos routes.

le jour dénudé,

.

 

 

…la lumière nue, 30

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Entre ciel et terre, Jon Kalman Stefansson ©A.Elieva

« Les montagnes en surplomb dominent la vie, la mort ainsi que ces maisons blotties sur la langue de terre. Nous vivons au fond d’une cuvette : le jour s’écoule, le soir se pose; elle s’emplit lentement de ténèbres, puis les étoiles s’allument au-dessus de nos têtes où elles scintillent éternellement, comme porteuses d’un message urgent, mais lequel et de qui ? Que veulent-elles de nous et peut-être surtout : que voulons-nous d’elle ?

Peu de vestiges évoquent à présent en nous la lumière. Nous sommes nettement plus proches de ténèbres, nous ne sommes pour ainsi dire que ténèbres, tout ce qui nous reste, ce sont les souvenirs et aussi l’espoir qui s’est pourtant affadi, qui continue de pâlir et ressemblera bientôt à une étoile éteinte, à un bloc de roche lugubre. Pourtant, nous savons quelques petits riens à propos de la mort : nous avons parcouru tout ce chemin pour te ravir et remuer le destin. (…)

Contentons-nous de cela pour l’instant, nous t’envoyons ces mots, ces brigades de sauveteurs désemparés et éparses. Elles sont incertaines de leur rôle, toutes les boussoles sont hors d’usage, les cartes de géographie déchirées et obsolètes, mais réserve-leur tout de même bon accueil. Ensuite, nous verrons bien

. »

Entre ciel et terre, Jón Kalman Stefánsson

la lumière nue, 29

Et puis un jour, l'arbre s'est embrasé

(c) Agathe Elieva

« Le réel goutte à goutte s’enfuit, s’éloigne, se disperse dans le désert de notre île. Elle aussi s’éloigne peu à peu. Je suis condamnée à rêver ma vie. Je trace un sillon dans la cendre du jour et ne peux m’empêcher totalement d’espérer y trouver un bout de verre étincelant, même s’il s’avère coupant comme une promesse déchue, une larme du lien.

Dans mon champs aride, il y a quelques ruines c’est vrai, des fondations comme des tas de pierres éboulées. Tes interruptions, mes tentatives atrophiées et leurs routes désertiques.

*

Le temps s’adoucit, le soleil peine encore à gravir la colline, une plume caresse l’épiderme, la lumière vacillante de la bougie dans son verre rouge. Ce petit photophore aux cerfs gravés que nous avions choisi ensemble, leurs bois comme des volutes baroques, des trajectoires de feux d’artifice, des pensées folles et légères qui sortiraient de notre tête.

*

Le réel doit-il être résolu ? Je n’en suis pas certaine. De nacre s’écorcher, nos vies s’emmêlent et je ne suis pas tombée. Tu voulais que j’ouvre mes ailes, que je tienne debout en-dehors de toi, sans peser sur toi, sais-tu que j’y suis parvenue ? Oui tu le sais. Tu souris. Ma main de mémoire tient, légère, la corde fine où se posent mes pas depuis que je ne tangue plus. Ce lien seul qui peut donner sens à l’absurdité des mécanismes du monde. Je ne veux pas être un fugitif. Le courage et l’audace. Le courage de l’audace. Dire oui. Dire non. L’audace du courage.

*

Maintenant tout peut commencer. Je ne serai pas lâche comme ce lien que l’on achève, dure et coupante comme le silex. Oui, je suis l’enfant rendu fou à force de guetter dans le miroir les silhouettes d’une fratrie de chimères et de fantômes. J’ai traversé la mortelle absence, de ce qui est tout et qui pourtant ne sera rien.

*

Nuance sanguine de la coupe dont les bords sont arrachés à la béance – comme ta dureté cisèle à la lame fine, l’inespérance d’un lendemain possible. Que m’importe à moi les bascules de ta raison lorsque dans mon dos claque la porte, plutôt que la longe ou la laisse.

Qu’il m’est indifférent le gazouillis mondain lorsqu’il n’y a plus que le lit vide et l’enserrement idiomatique de mon cœur lâché aux chiens. Dans cette douloureuse nuance vespérale, où l’étreinte d’une main lâche emplit la chambre, où la robe de soie noire a déjà glissé sur le parquet ciré, que m’importe le pendule de tes choix.

 

Nuance d’une île dont les rideaux ont déjà été tirés. L’étoffe opaline est tissée de molécules d’air où volètent la bruine et le venin. Que m’importe l’or de mes bras s’ils doivent s’étirer sans limite jusqu’à la fin de mon horizon. Je chanterai involontairement l’incantation d’un fragile espoir, délicate brise déposée un instant – un instant seulement – sur l’épiderme. Il s’enfuira de lui-même avec toutes les peaux mortes, cellules desséchées et trainées de sel. Ma réalité revenue.

 

Nuance opaque de l’absurdité, de celle qui nous élance vers la mise en abîme des utopies régulières, banalité des petites choses, étroite pochette de secours, consommation de survie. Elle crachote une toux de poisse et de temps perdu. Délibérément, le tranchant des priorités a pris d’assaut la carcasse de notre demeure. Que t’importe la nuit enveloppante – l’étoile est morte déjà – et la douceur d’une peau lorsque l’exil et l’oubli sont ton entraînement coutumier. Le sabre tranche d’un sifflement de tempête le dos que je te tourne, une nouvelle cicatrice comme un tatouage sera lue par un autre que toi. De son index, il la parcourra sans se douter que c’est ta loyauté que je porte

. »

L’éclat, Agathe Elieva