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Avoir appris à ne rien posséder, à ne rien retenir. Savoir que l’humain n’est rien d’autre qu’une fulgurance et que pour un qui dira non des milliers bêleront se traînant dans la boue avant de s’exterminer.
Je rentre du concert et parce que je ne reprends pas la voiture ni demain ni l’autre demain, je dévisse le boulon de la batterie afin de pouvoir repartir. Ma voiture est un vieux tapecul noir, à trois portes. C’est sûr que petit x et ma mère l’ont bien raillée ma petite occasion qui grince et qui ne tient pas sa batterie. Raillée mais pas échangée. Je ne suis pas certaine qu’ils aient bien intégré le fait que justement cela n’était pas un choix mais une opportunité. Je rentre, je dévisse et j’enrage. Je tiens les bouquets de fleurs. Ce soir, au concert, j’ai joué de la harpe comme si c’était une basse continue. Quelques notes continues à la main gauche, la main droite engourdie, la tête ailleurs. Ma harpe-basse sur pilotage automatique, dans ma difficulté à réaliser que j’en étais quand même arrivé là. Des années et des médailles pour jouer d’une main, pour me tromper de pieds. Je n’ai pas osé protester parce que je ne voyais pas le chef alors j’ai joué de ma basse sans entendre ni voir le donné de la pulsation, j’ai merdé, j’ai eu chaud. Mais finalement tout cela n’est pas grand-chose par rapport au fait que j’étais bien, que j’étais là, protégée par la lumière. Je suis bien depuis peu dans la lumière. Depuis que je fais partie du clan des reconnus comme adultes-musiciens, des professeurs, des gens qui savent, forcément puisqu’ils sont là: dans la structure. Depuis que je suis entourée de tous ces enfants et adolescents qui me sourient et attendent de moi quelques outils et un peu d’humour. Depuis qu’ils m’ont reconnue, la lumière assume pour moi ce que je suis. Dans tous mes défauts.
*
Je suis dans le parking et remonte vers l’air froid de cette nuit de février. En février c’est ma fête et puis la naissance d’Estelle depuis longtemps éteinte. En juin c’est sa mort et puis mon anniversaire avec les bougies qui s’ajoutent. Là dans cette nuit de février c’est le froid, il a neigé hier matin. Aure était contente à l’idée de ses batailles, de ses glissades. Cela faisait des schfloc sous les chaussures, cela devenait gris. Et tout était couleurs avec son rire.
J’ai les fleurs à la main, la carte dans la poche. « Bonne fête. Félicitations » Mon père.
Comment m’a-t-il retrouvée, ici dans la banlieue rouge ?
J’ai lu la carte sous les applaudissements encore, dans les hourras de mes élèves, en train de danser la gigue, j’ai ouvert grand mes yeux et immédiatement j’ai choisi. Je resterai debout, inébranlable oui, intouchable. Je lis et je m’esclaffe. Il est là, il verra, rien ne peut m’atteindre. Je ne lui laisserai pas l’avantage. Je sais bien que tout se déchiffre sur mon visage. J’en profiterai ce soir. Tiens regarde-moi toi que je ne vois pas, toi qui te cache comme toujours. Comme depuis vingt ans.
On me dira : tiens c’est étonnant ces fleurs n’ont pas eu l’air de te toucher. Bingo, gros lot.
Je vis. Je vois. Je suis celle qui dit non lorsqu’ils me tuent.
J’ai ouvert la porte et posé les deux bouquets sur la table de la cuisine. Prendre des nouvelles de la soirée de mes filles – Aure en colère : Ambre griffée. S’est cachée dans ma chambre. S’est endormie lovée dans le pull de son père. Son père. Dans l’odeur de son père.
Enveloppées dans leur papier, dans leur plastique, le rouge vif des œillets me fait mal aux yeux, je me dis tiens cela va bien avec ma tunique. Voici un accord. Au moins un. Petit bouquet, petite fille, petit rien. Petite carte, petits mots. Bonne fête. Félicitations. Au pluriel. Serait-ce un signe ? Tu ne m’embrasses pas ?
Je ne leur ai pas donné d’eau. Pas de vase elles ont dormi à la porte. Je vais observer leur agonie. En pensant à toi et à ton geste de haine. Je ne suis encore qu’une chose que l’on peut se permettre d’abattre. La faire tomber. Je vais les regarder flétrir comme vous avez fait avec votre petit enfant. En face.
Je me dis, tiens je suis célèbre, mon parcours est parvenu en Allemagne où il a son adresse professionnelle. Enfin une de ses. Enfin il l’a eu. Enfin. . Bonne fête. Félicitations. C’est bien son écriture. Sursautante entre deux voyelles. Deux chiffres mal formés, je te donne un numéro mais pas trop. Comment dit-on pour faire de la littérature : je sens les digues se rompre ? Oui enfin quelque chose dans le genre.
Je retrouve ce que je sais : tout est vain. Les gens, les liens, ce que l’on tisse. Tous ont une limite plus ou moins proche. Je me dépouille encore un peu. Je pleure. Pour la forme. Pas longtemps.
Je ne m’alimente plus, mon corps n’existe plus. Je me sépare. A quoi bon. Je suis écœurée. Sonnée.
Une petite voix, un amour, mes ailes, susurrent : reste debout, reste debout, ne lui fais pas cette joie, ne lui redonne pas ce pouvoir, pas maintenant que tu es là, dans la lumière. Pas maintenant que tu travailles à accepter tous ces retours.
Les vagues persistent, je sais que tout est vain. Que tous trompent et abandonnent. Laissez-moi descendre, je ne suis rien. Je ne serai rien. Laissez-moi.
Les fleurs ne sentent rien, elles sont déjà mortes. Figées par le froid de leur justification. Dehors on est en train d’abattre les arbres de la cour. Demain le printemps et on coupe la sève qui remonte. Assassins. J’entends la tronçonneuse et les bourgeons avortés. Pas de cerises cet été. E. ne verra pas le cycle des saisons. Ounga-ounga fait le bruit de la radio. Je n’ai pas la force de le stopper. Tant pis pour moi je me pollue, ce sera ma punition. Pour aimer le beau. Pour être une artiste. Qu’est-ce qu’on s’en fout, ounga-ounga.
Félicitations.
J’ai fait un gâteau au chocolat, cela sent dans tout l’immeuble. Mes filles aiment ce gâteau-là celui que j’ai inventé. Je ne leur dirai rien, pas encore. Je ne sais pas quoi faire. Tout est vain. Demain mes filles ne voudront peut-être plus me parler. Je ne serai plus rien pour elles, je n’existerai plus dans leur vie.
Bonne fête.
Mon père joue le retour des morts-vivants.
Je joue aujourd’hui, c’est une jolie journée musicale. Là où je suis, ils ne me pulvériseront pas
. »
extrait de Dors, Agathe Elieva