…la lumière nue, 31

©Nan Goldin

 

Ce sont les couleurs qui me nourrissent, ou leur absence. J’esquisse du bout du pied quelques ornements dans la boue du chemin, je m’enivre du vert des arbres, des reflets de l’écorce du bouleau, du rouge des baies. Le soleil me fait plisser les yeux, petites rides creusées au jour le jour. J’ai l’air d’un homme responsable, j’aime bien.

Je ne sais pas si je leur ressemble, dans les traits, les expressions, une démarche peut-être. Je n’en ai aucune idée puisque je ne sais plus à quoi ils ressemblent. La dernière fois que j’ai vu le visage de mon père, il était un peu boursouflé, ses deux cicatrices sur le front gras brillaient dans les rayons du soleil qui avaient envahis le bureau de l’éducateur. Je m’étais préparé  à l’affrontement et à  lui renvoyer les insultes qu’il ne manquerait pas de proférer. Ça n’a pas loupé. Je ne sais pas ce que je porte de mes parents. Une moue, un sourcil relevé. L’éclaboussure de la filiation, ramage et plumage, entaille et couperose. Une pose de la main m’oppose quelques fois un air de déjà-vu, chez ma mère surtout. Un rictus, une grimace qui se fige sans que je ne puisse la contrôler me saute à la gorge certaines fois. Tout ce qu’ils me lancent  à travers le temps (reniement et indélicatesse).

Seconde chance. Par mon visage que je détends de parcelle en lambeaux, ce cuir poli par l’abrasion de ma loyauté pour eux. Il faut bien assumer et accepter de porter l’héritage d’attitudes démentes, leurs fragilités incontrôlées. Je les aime et ne me retourne pas. Ce sont leurs expressions que je porte malgré moi, non plus comme le masque d’oiseaux morts aux ailes rognées mais comme le drap dont ils ont voulu me recouvrir. Je les plains et ne me retourne pas. La façade effritée de leurs demeures respectives n’est pas mon palais, ni mon autel. Il s’agit des urnes de leurs cendres refroidies.

Je suis Orso, j’ai seize ans et la vie me consume. Je nage dans les eaux de mon idéal. J’éclabousse d’écume, de stupre et de sperme la terre aride qui borde mes côtes.

J’ai été placé au centre parce que la froideur avait envahi leur regard ; je n’étais plus capable de l’affronter. Tout comme ma frayeur de leurs caresses, leurs mains frauduleuses, la beuverie de mon père et ses inondations. Oui, dès que j’ai pu, je les ai fuis

.

L’éclat, extrait © Agathe Elieva

…l’ire nue, 18

 

…Masque fragile

Où tout en futile, le temps passe

Et fuit

Derrière l’obstacle de papier.

 

La course factice du Masque

De l’ennui

Projetant ses brumes glaciales

Contre la paroi de l’âme.

 

Ne pas entendre, ne pas voir –

Ne pas comprendre.

Je porte mon Masque du possible.

Là où rien ne se réalise.

La hauteur des marches

Augmente – seconde après

seconde – jusqu’au

Bord du cœur.

Tout se dramatise.

La branche du chêne, noueuse,

Blanchie après le tumulte des vagues,

Pleure – arrachée à l’oubli.

Oracle lyrique des cordes.

 

La nuit vient,

Tombe et ne se relève.

Pactisant avec l’ombre sauvage

Elle règne sans partage au-dessus des astres.

 

Il faudra au Masque des vérités –

L’herbe crue, jaunie par tant de rapacité.

Avidement, prendre et massacrer.

 

Autorité des pincés,

Douceur avortée des gestes –

Prend sens enfin le son primitif.

 

Et alors, enfin, peut-être,

L’ère des porteurs de sagesse

Témoignera de l’abandon des êtres mutilés.

A mon Masque du sourire

Je donnerai ton visage,

Et le silence en mouvement.



Je retirerai de toi,

Ces liens qui sectionnent le flux de ton sang,

Comme un Masque des souffrances,

Te soustrayant au monde des

Hommes.

 

A l’accordée revient le calme

Du soupir et des distances.

Donne.

Résonne.

Dans le vaste et l’étrange.

Ta lyre de miséricorde.

Aimé

extrait de Dors petit enfant, Agathe Elieva

©A.Elieva, T4

…jour, 169

© Olivier Seignette
...
"Une bretelle d'autoroute, une grue surveillant une carcasse de béton, des saules pleureurs essoufflés, un pont, des pavillons tristes, un talus sablonneux, et le train prend de la vitesse. De ce voyage, je retiendrai ce sempiternel goût de cendre glacée, celui de tous mes voyages. Celui des retours loin de toi, des abandons, et de l'automne. J'aime aussi ce goût, puisqu'il m'apprend que je suis pauvre, et que je suis seul. C'est bien écoeurant. Il y a si longtemps que je cherche à m'expliquer. Il y a si longtemps que je n'écris qu'à toi, pour ne pas être lu. 
J'ai beau m'éloigner, rien ne me rapproche. Tu penseras encore que je sacrifie à la pire littérature, et tout sera dit. 
(...)
Je devrais pouvoir saisir, retenir et fixer chaque détail du paysage, afin de te l'offrir comme une part de moi. Mais c'est impossible. Et cependant c'est bien cela, le ciel de la province, les longs mouvements des champs entre les haires, l'éclat d'un toit luisant de pluie tout au fond d'un vallon, c'est cela que je m'étais promis de te donner comme on lègue une fortune."

Cavale, Jean-Claude Pirotte

…jour, 167

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© Olivier Seignette, northroots

« Ecrire un livret c’est raconter une histoire qui sera soutenue et accompagnée par la musique. C’est avoir présent à l’esprit que la musique deviendra tous les personnages, avec ses couleurs, ses sentiments, son évolution. Pour moi, écrire une histoire c’est creuser une voix, la mienne, celle de mes personnages. Je suis aussi musicienne, alors je ne fais pas bien la différence entre toutes les notes que j’écris. Littéraires ou musicales, elles forment des petits bouts de chose et constituent l’ensemble de mon travail. Je suis très attachée aux notions de résonance, de silence et d’enfance. Lorsque j’étais petite et que l’on m’a lu « la petite fille aux allumettes » d’Andersen j’ai eu très peur. J’ai été très triste aussi. Lorsque la compagnie Piccola m’a proposée d’en faire l’adaptation j’ai été très heureuse parce qu’enfin je pouvais devenir cette petite fille, dans ses jeux son amour et son quotidien. Elle rêve, et de ses rêves j’en ai fait une histoire, où l’on rencontre les jeux, la mort, l’espoir, la transmission. En  m’appropriant le conte d’Andersen, j’ai pu faire en sorte que cette petite fille soit moins dans sa solitude et sa tristesse, lui faire traverser quelques rêves, et faire entendre et voir son imaginaire d’enfant, lorsque la réalité devient ce que l’on en fait. Bien sûr la vie lui est rappelée dans sa réalité crue et ses douleurs parfois, elles existent et c’est à travers les contes que l’on peut tenter de les approcher, les avaler, les dépasser.

Franz Kafka a dit « il n’existe que des contes de fées sanglants. Tout conte de fées est issu des profondeurs du sang et de la peur. » C’est un peu dramatique au premier abord, d’un accès difficile mais je pense qu’effectivement le conte de fée est là pour nous aider à vivre, et la vie ce n’est pas un conte de fée comme on veut nous le faire croire bien souvent, tout rose tout gentil tout lisse. Nous savons tous que la vie est tout à la fois plus belle, plus profonde et plus difficile que cela. Enfant, nous avons les bras grands ouverts, à nous enfants devenus grands, de ne pas perdre notre regard, celui qui se pose de face sur ce qui nous entoure, et nos rêves. »

interview Agathe Elieva, librettiste de La Petite Fée aux Allumettes, 2011

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© Olivier Seignette northroots

La réalité de la réalité devient la réalité et toutes les distances du monde

…Une note les contient toutes, et pourtant ce n’est pas tourner en rond…

Creuser sa voix n’est-il pas le chemin, la rêverie du monde, celui-là même resté muet dans l’enfance

?

 

…la ligne nue, 14

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 »

ils m’ont appelé l’Obscur, et j’habitais l’éclat

. »

et l’éclat dans l’obscur de l’éclat qui était ta joie, amour.

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© Move For Aids Project 2003

 »

et ce dialogue encore dans les chambres

. »

et l’amour dans ce silence de tes bras, amour

 

Amers, Saint John Perse

 

…la ligne nue, 13

Camion soleil 95

©Agathe Elieva, D170

 »

Tirer le fil de cette ligne nue, fractale 93…

cela a l’air simple hop je tire et deux extrémités de fil se font face, se regardent – impassibles puisque c’est dénué de tout sentiment, un fil – l’Ouest et l’Est avalés en un point unique qui serait situé entre mon pouce et mon index parfois même le majeur – ces doigts qui tiennent le fil, frappent les touches pour tenter de former les mots du fil – ce fil tiré comme une épingle du jeu, un jeu de tarot ce serait le destin entre les mains de la diseuse, ma vie devient la vie que tu vois que tu inscris la vie de ma vie que tu ne vivras pas

non

mon fil tournoie, fait des nœuds, créé d’autres bouts de fil, s’emmêle aux chaînettes, aux cheveux, aux bouts de laine, mes doigts s’embourbent et l’Est défie l’Ouest – je ne suis pas comme toi cousin, nous ne ferons pas partie de la même histoire narvalo

« 

…la ligne nue, 10

Bondy Phare

©A.Elieva 

« Et puis finalement un soir, c’est arrivé, les sirènes ont enveloppé d’une fréquence insupportable l’ensemble des rumeurs de la ville, de la cité, de l’impasse. L’hélicoptère a joué son contrechant/soutenu par un contreplongé de drone/captation et surveillances. On ne saura que plus tard en contretemps/postprod. une partie méconnaissable des faits. Relayés par des acteurs de 3e zone, avides de bienpensance et de sensations, nous ne reconnaîtrons rien de notre quotidien, étonnés du verdict/tristes des violences/fatigués du fatum. Ils seront assez forts pour persuader l’audience que nous n’y comprenons rien. Gens de peu que nous sommes, petites gens que nous demeurons.

Pourtant plus au Sud de la ville ce soir-là, nous veillions, impuissants et tristes. Le lendemain pourtant, nous étions déjà là, un peu plus affaiblis mais perpétuellement solidaires. Toutes nos humanités rassemblées

. »