…jour, 170

le ©A.Elieva, Porte de Clignancourt

L’art d’aimer, poème de Mahmoud Darwich

درس من كاما سوطرا
محمود درويش

بكأس الشراب المرصّع باللازرود
انتظرها،
على بركة الماء حول المساء وزهر الكولونيا
انتظرها،
بصبر الحصان المعدّ لمنحدرات الجبال
انتظرها،
بسبع وسائد محشوة بالسحاب الخفيف
انتظرها،
بنار البخور النسائي ملء المكان
انتظرها،
برائحة الصندل الذكرية حول ظهور الخيول
انتظرها،
ولا تتعجل فإن اقبلت بعد موعدها
فانتظرها،
وإن أقبلت قبل موعدها
فانتظرها،
ولا تُجفل الطير فوق جدائلها
وانتظرها،
لتجلس مرتاحة كالحديقة في أوج زينتها
وانتظرها،
لكي تتنفس هذا الهواء الغريب على قلبها
وانتظرها،
لترفع عن ساقها ثوبها غيمة غيمة
وانتظرها،
وخذها إلى شرفة لترى قمراً غارقاً في الحليب
انتظرها،
وقدم لها الماء، قبل النبيذ، ولا
تتطلع إلى توأمي حجل نائمين على صدرها
وانتظرها،
ومسّ على مهل يدها عندما
تضع الكأس فوق الرخام
كأنك تحمل عنها الندى
وانتظرها،
تحدث اليها كما يتحدث ناي
إلى وتر خائف في الكمان
كـأنكما شاهدان على ما يعد غد لكما
وانتظرها
ولمّع لها ليلها خاتما خاتما
وانتظرها
إلى ان يقول لك الليل:
لم يبق غيركما في الوجود
فخذها، برفق، إلى موتك المشتهى
وانتظرها ! …

Avec la coupe sertie d’azur,
Attends-la
Auprès du bassin, des fleurs du chèvrefeuille et du soir,
Attends-la
Avec la patience du cheval sellé pour les sentiers de montagne,
Attends-la
Avec le bon goût du prince raffiné et beau,
Attends-la
Avec sept coussins remplis de nuées légères,
Attends-la
Avec le feu de l’encens féminin partout
Attends-la
Avec le parfum masculin du santal drapant le dos des chevaux,
Attends-la.
Et ne t’impatiente pas. Si elle arrivait après son heure,
Attends-la
Et si elle arrivait, avant,
Attends-la
Et n’effraye pas l’oiseau posé sur ses nattes,
Et attends-la
Qu’elle prenne place, apaisée, comme le jardin à sa pleine floraison,
Et attends-la
Qu’elle respire cet air étranger à son cœur,
Et attends-la
Qu’elle soulève sa robe, qu’apparaissent ses jambes, nuage après nuage,
Et attends-la
Et mène-la à une fenêtre, qu’elle voie une lune noyée dans le lait,
Et attends-la
Et offre-lui l’eau avant le vin et
Ne regarde pas la paire de perdrix sommeillant sur sa poitrine,
Et attends-la
Et comme si tu la délestais du fardeau de la rosée,
Effleure doucement sa main lorsque
Tu poseras la coupe sur le marbre,
Et attends-la
Et converse avec elle, comme la flûte avec la corde craintive du violon,
Comme si vous étiez les deux témoins de ce que vous réserve un lendemain,
Et attends-la
Et polis sa nuit, bague après bague,
Et attends-la
Jusqu’à ce que la nuit te dise :
Il ne reste plus que vous deux au monde.
Alors, porte-la avec douceur vers ta mort désirée
Et attends-la… !

© traduction Élias Sanbar

…la ligne nue, 14

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 »

ils m’ont appelé l’Obscur, et j’habitais l’éclat

. »

et l’éclat dans l’obscur de l’éclat qui était ta joie, amour.

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© Move For Aids Project 2003

 »

et ce dialogue encore dans les chambres

. »

et l’amour dans ce silence de tes bras, amour

 

Amers, Saint John Perse

 

…la ligne nue, 10

Bondy Phare

©A.Elieva 

« Et puis finalement un soir, c’est arrivé, les sirènes ont enveloppé d’une fréquence insupportable l’ensemble des rumeurs de la ville, de la cité, de l’impasse. L’hélicoptère a joué son contrechant/soutenu par un contreplongé de drone/captation et surveillances. On ne saura que plus tard en contretemps/postprod. une partie méconnaissable des faits. Relayés par des acteurs de 3e zone, avides de bienpensance et de sensations, nous ne reconnaîtrons rien de notre quotidien, étonnés du verdict/tristes des violences/fatigués du fatum. Ils seront assez forts pour persuader l’audience que nous n’y comprenons rien. Gens de peu que nous sommes, petites gens que nous demeurons.

Pourtant plus au Sud de la ville ce soir-là, nous veillions, impuissants et tristes. Le lendemain pourtant, nous étions déjà là, un peu plus affaiblis mais perpétuellement solidaires. Toutes nos humanités rassemblées

. »

…jour, 165

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© A.E. place de la République, 7 janvier 2015

 »

Chaos des jours qui suivent.

Luz hagard sur la place de la République.

La salle du hublot transformée en cellule de crise. Les policiers partout.

Les dessins et hommages qui recouvrent les murs de la capitale, mais l’adjointe à la maire de Paris qui me dit qu’il ne sera pas possible d’afficher le dessin de Cabu sur les panneaux de la mairie parce que « C’est dur d’être aimé par des cons » pourrait heurter des sensibilités.

…/…

Cet avocat sorti d’on ne sait quel placard à dossiers mal fermé, bedonnant cravaté, qui vient nous expliquer ce qu’on peut faire pour lui. Qui se permet de nous engueuler. Qui invite un type de Valeurs actuelles à l’enterrement de Charb et qui m’écrit que je suis aussi intolérante que ceux que nous prétendons combattre.

Quelqu’un qui annonce à la ronde : ça y est, ils les ont eu. Hochements de têtes.

Notre cortège dans les rues vides du 11 janvier. Les applaudissements des riverains qui percent le silence. Les fenêtres s’ouvrent pour brandir des dessins; les policiers crient de rentrer chez soi et les vitres claquent d’être vite refermées. Jul dit : on dirait un calendrier de l’avent. (…)

La beauté de la femme de Luz, sûre d’elle rassurante. (…)

L’organisation des enterrements. Les conflits d’emplois du temps, de lieux, de dates. Les tensions, la fatigue. L’idée monstrueuse et dérisoire de faire un Doodle pour mettre tout le monde d’accord. Foolz qui éteint l’ordinateur en disant Laisse tomber.

Les nouvelles des blessés. Les premiers mails échangés avec Simon sorti du coma, son humour qui nous scie; lui en tout cas, il est Charlie. La rédactrice en chef de Libération nous adresse la chronique de Lançon écrite depuis son lit d’hôpital. Ce que c’est que porter la plume à la plaie. (…)

Des messages de soutien de partout, des cadeaux, des dessins, des livres, des bouteilles de whisky hors de prix sifflées en dix minutes. Parmi les citations de la part d’amis qui ne trouvent pas leurs mots, une phrase de Sony Labou Tansi : « j’exige le courage tragique de se marrer en connaissance de cause ». (…)

La couverture de Luz « Tout est pardonné », placardée partout dans Paris par les kiosquiers. L’envie de la déchirer puisqu’elle me déchire. Mais à force de la regarder, s’habituer. S’y raccrocher comme à un rayon de paix, espièglerie, d’enfance

.

 »

Calme et tranquille, Valérie Manteau édition Le Tripode

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© A.E. les fenêtres du 11 janvier 2015, Canal Saint Martin

…la ligne nue, 3

images

Giacinto Scelsi

 

 

 

 

 

 

 »

Nulle voix

ou trace de regard

nulle mesure

là-haut

où rit l’abîme

 

L’ombre des mouvantes

vanités fugitives

secrètement se brise

et fane

 

Là-haut

où règne insaisissable

la translucide limite

du sauvage

espoir

.

 »

Giacinto Scelsi, Sommet du feu

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Tasya Van Ree

 

 

 

…la ligne nue, 2

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Alejandro Cesarco, Exhibition view. Courtesy of The Renaissance Society

« L’essentiel ce n’est pas que tel homme s’exprime et tel autre entende, mais que, personne en particulier ne parlant et personne en particulier n’écoutant, il y ait cependant de la parole et comme une promesse indéfinie de communiquer, garantie par la va-et-vient incessant de mots solitaires

.

 »

Maurice Blanchot

 

Alejandro Cesarco Words Like Love: Alphaville, First Scenes, 2017

(Installation, 14-by-48-foot billboard Jackson Avenue at the intersection of Queens Plaza in Long Island City)

 

…jour, 161

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© Allan Wallberg

« La dame m’a dit : « vous souffrez d’amnésie ».
Je n’ai pas osé lui répondre que c’était une perte de mémoire au niveau du cœur; c’est vrai, comme un automate, sans y penser il bat, bêtement il continue, alors que juste, c’est vrai, j’ai oublié pourquoi et puis aussi pour qui. Non, je crois que j’ai pris ma gomme, celle que l’on malaxe et perfore sans s’apercevoir de ce que l’on fait, et puis j’ai gommé des visages et des mots aussi. J’ai effacé des pans et une autre réalité s’est fait jour. Je crois bien que j’ai craché un peu dessus parce qu’il fallait lisser tout ça. L’amnésie c’est trop de mémoire que l’on enferme parce que, simplement, ça fait mal. C’est la douleur qui veut ça. Le cœur lui, il s’en fout, il veut juste battre.
A la dame, je lui ai répondu : « C’est la vie. » Elle a marmonné un petit son, noté dans son cahier quelques impressions (fausses) et m’a dit que je pouvais retourner dehors. »

L’éclat, A. Elieva

…jour, 159

Jerzy Lewczyński – Etude de Nu, 1975

« Je suis comme nimbée d’un fluide obscurci par tout un tas de ramassis de poussières, des bouts de feuilles, quelques cailloux, une plume – il chantonne son gazouillis et je me laisse emporter par son courant. C’est comme une berceuse d’eau pour ma roche calcaire. Les ondulations de son chant, la sinuosité de son parcours, se frayent un chemin tout au-dedans de moi, la pulsation fait craquer le vernis de ma mélancolie. Je lâche prise, ma proie, mon dos, ma ferveur pour une naïveté illusoire. La lumière se fait. Il n’y a plus que ta chaleur, tout autour, au-dedans de mon sourire, dans mes veines devenues légères.
De l’aube à midi sur la mer… Je marche, rythme régulier, sans aucune pensée. Ostinato de l’habitude.
Je ne sais si c’est pour attiser la faim ou éviter l’écœurement mais je marche. Chaque seconde est froissée sous mes pieds. Ils dansent mes impuissances et tous mes débordements. Ces derniers, comme des bijoux de peau, éclatent, lancés vers le ciel, ils atteindront ton cœur, un jour, amour. Quelques grains de chair affleurent sous la cuirasse d’apparat. Le temps est clair, amour, il est le tien. La lumière de midi ne me fait presque plus peur. Le feu couve sous l’ostinato clément.
On pensait pouvoir faire taire les hyènes par nos postures, actes, choix. Je continue comme si tu étais là, en sachant que tu fais pareil là où tu te trouves. L’obstiné de nos voix et de nos regards leur tient tête. Nous creusons, trifouillons leurs failles. Et même si, de leur voix aigrelette, elles me disent que tu as disparu, je clamerai quand même. Je ne veux pas rogner mon idéal, son instabilité. Dans cette instabilité et l’indélicatesse de ces heures qui se jouent de moi. Cet absolu est tout ce qui me reste. »

L’éclat, Agathe Elieva ©2013

…jour, 154

Cité des Bosquets

© Agathe Elieva, cité des Bosquets mars 17

…/… » Éboulis lorsque l’architecture se détruit. Éboulis. Gros tas de caillasses qui nous servirait à reprendre le pouvoir.  Éboulis lorsque le cœur tombe fracassé parce que la main que je t’ai tendue, tu ne l’as jamais prise » …/…

 

La nouvelle Éboulis de Agathe Elieva est parue dans la revue #18 Le Zaporogue de Seb Doubinsky

(Téléchargeable gratuitement ou bien en version papier)

Joie.

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Agathe Elieva, la passerelle 01.18