
le geste nu, 21
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Ce sont les couleurs qui me nourrissent, ou leur absence. J’esquisse du bout du pied quelques ornements dans la boue du chemin, je m’enivre du vert des arbres, des reflets de l’écorce du bouleau, du rouge des baies. Le soleil me fait plisser les yeux, petites rides creusées au jour le jour. J’ai l’air d’un homme responsable, j’aime bien.
Je ne sais pas si je leur ressemble, dans les traits, les expressions, une démarche peut-être. Je n’en ai aucune idée puisque je ne sais plus à quoi ils ressemblent. La dernière fois que j’ai vu le visage de mon père, il était un peu boursouflé, ses deux cicatrices sur le front gras brillaient dans les rayons du soleil qui avaient envahis le bureau de l’éducateur. Je m’étais préparé à l’affrontement et à lui renvoyer les insultes qu’il ne manquerait pas de proférer. Ça n’a pas loupé. Je ne sais pas ce que je porte de mes parents. Une moue, un sourcil relevé. L’éclaboussure de la filiation, ramage et plumage, entaille et couperose. Une pose de la main m’oppose quelques fois un air de déjà-vu, chez ma mère surtout. Un rictus, une grimace qui se fige sans que je ne puisse la contrôler me saute à la gorge certaines fois. Tout ce qu’ils me lancent à travers le temps (reniement et indélicatesse).
Seconde chance. Par mon visage que je détends de parcelle en lambeaux, ce cuir poli par l’abrasion de ma loyauté pour eux. Il faut bien assumer et accepter de porter l’héritage d’attitudes démentes, leurs fragilités incontrôlées. Je les aime et ne me retourne pas. Ce sont leurs expressions que je porte malgré moi, non plus comme le masque d’oiseaux morts aux ailes rognées mais comme le drap dont ils ont voulu me recouvrir. Je les plains et ne me retourne pas. La façade effritée de leurs demeures respectives n’est pas mon palais, ni mon autel. Il s’agit des urnes de leurs cendres refroidies.
Je suis Orso, j’ai seize ans et la vie me consume. Je nage dans les eaux de mon idéal. J’éclabousse d’écume, de stupre et de sperme la terre aride qui borde mes côtes.
J’ai été placé au centre parce que la froideur avait envahi leur regard ; je n’étais plus capable de l’affronter. Tout comme ma frayeur de leurs caresses, leurs mains frauduleuses, la beuverie de mon père et ses inondations. Oui, dès que j’ai pu, je les ai fuis
.
L’éclat, extrait © Agathe Elieva
…Masque fragile
Où tout en futile, le temps passe
Et fuit
Derrière l’obstacle de papier.
La course factice du Masque
De l’ennui
Projetant ses brumes glaciales
Contre la paroi de l’âme.
Ne pas entendre, ne pas voir –
Ne pas comprendre.
Je porte mon Masque du possible.
Là où rien ne se réalise.
La hauteur des marches
Augmente – seconde après
seconde – jusqu’au
Bord du cœur.
Tout se dramatise.
La branche du chêne, noueuse,
Blanchie après le tumulte des vagues,
Pleure – arrachée à l’oubli.
Oracle lyrique des cordes.
La nuit vient,
Tombe et ne se relève.
Pactisant avec l’ombre sauvage
Elle règne sans partage au-dessus des astres.
Il faudra au Masque des vérités –
L’herbe crue, jaunie par tant de rapacité.
Avidement, prendre et massacrer.
Autorité des pincés,
Douceur avortée des gestes –
Prend sens enfin le son primitif.
Et alors, enfin, peut-être,
L’ère des porteurs de sagesse
Témoignera de l’abandon des êtres mutilés.
A mon Masque du sourire
Je donnerai ton visage,
Et le silence en mouvement.
Je retirerai de toi,
Ces liens qui sectionnent le flux de ton sang,
Comme un Masque des souffrances,
Te soustrayant au monde des
Hommes.
A l’accordée revient le calme
Du soupir et des distances.
Donne.
Résonne.
Dans le vaste et l’étrange.
Ta lyre de miséricorde.
Aimé
…
extrait de Dors petit enfant, Agathe Elieva
Un peu plus en-dessous nous attendons notre rendez-vous médical, sur des chaises en plastiques ou sur la rue, en face c’est le centre Nelson Mandela – les fleurs pour Aymane ont disparu – il se met à pleuvoir, on attend. J’entends parler turc, romani, arabe, un peu au-dessus il y a leurs lois qu’ils font passer ou fantasment de le faire, nos sentiments, la réalité de nos humanités rassemblées.
Un peu au-dessus, il y a comme nous, les oiseaux de passage que je ne peux nommer. Nous ne faisons que passer.
©A.Elieva, Bagnolet
OKLM l’oracle ou l’avènement de la Secte Up Nation :
Il y a un nouveau graf sur le chemin le long de la voie, il est apparu la nuit dernière en lettres d’argent “oklm l’oracle”, voilà oklm ta prophétie archem oklm.
oracle (n.m.)
1.personne qui parle avec autorité ou compétence.
2.personne qui annonce l’avenir. Augure, devin.
3.(figuré)décision autoritaire ou opinion exprimée avec autorité.
4.(antiquité)réponse, prophétie qu’une divinité était supposée donner à ceux qui la consultaient sur le sujet de leur choix.
calme (n.m.)
1.état de ce qui ne connaît pas d’agitation.
2.absence de vent
3.période courte de temps calme (ex. le calme avant la tempête.)
4.état sans trouble.
5.silence tranquille « le calme de la nuit »
Le grand principe de la manipulation mentale est que l’on cherche à nous déposséder de notre histoire. On nous martèle que l’on se trompe sur ce que nous vivons – et pourtant malgré tout, nous vivons et respirons. Jugement, humiliation, mépris, double langage, la supériorité de quelques-uns s’expriment avec ces procédés. Ce qu’il nous reste ? Vivre, créer, recréer, agir, résister pour respirer – alors même que certain.e.s d’entre nous meurent étouffé.es sous les coups, genoux, portières, guet-apens, courses poursuites, amusements d’un soir, contrôle de tous les jours.
Qu’est-ce qu’une dérive sectaire ?
Sur la base de l’expérience de la Miviludes, qui reçoit quelques 2 000 signalements par an, la dérive sectaire peut être définie comme suit :
Il s’agit d’un dévoiement de la liberté de pensée, d’opinion ou de religion qui porte atteinte à l’ordre public, aux lois ou aux règlements, aux droits fondamentaux, à la sécurité ou à l’intégrité des personnes. Elle se caractérise par la mise en œuvre, par un groupe organisé ou par un individu isolé, quelle que soit sa nature ou son activité, de pressions ou de techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou physique, la privant d’une partie de son libre arbitre, avec des conséquences dommageables pour cette personne, son entourage ou pour la société.
Je ne suis pas experte en politique ou en débat mais en secte oui. En manipulation mentale, oui. J’ai été une enfant cible comme le ministère public le nomme . Je le suis toujours d’ailleurs. De cette manipulation mentale, de cette aliénation, on ne se remet pas tout à fait lorsqu’on s’en extrait. Elle nous a construit. Et dans mon cas, elle a fait de moi cet être allergique à toute forme de dogme. J’ai développé le radar à dérive sectaire, à comportement à risque, à danger.
Le principe d’une secte est la confiance aveugle en un maître suprême, celui qui par essence sait tout mieux que les autres.
Il a, en règle générale, été choisi par une force supérieure. Souvent d’ordre divin, de force supérieure, d’invisibles entités, parfois l’argent et lo’rdre financier mondial réuni les trois.
Le maître suprême, le gourou, le chef, il faut bien s’en rappeler, porte la lourde charge divine, de devoir pédagogiquement et avec abnégation apprendre à la communauté ce qu’elle ne peut apprendre par elle-même. Il doit patiemment rappeler les ordres, les règles, les vérités consignées et transmises par voie supérieure. Le chef est seul. La solitude est une abnégation, un poids, une contrainte. C’est ce qu’on appelle la solitude du pouvoir. Mon ascendant à moi appelait cette solitude : sa générosité aux autres.
Le maître a besoin d’une cour, de gens, de disciples, de faire valoir, de petites mains, de porte flingue.
Il leur adresse la parole, confie des secrets, leur fait sentir combien ils sont privilégiés, extraordinaires, spéciaux, uniques. Le suiveur est omblé, son orgueil nourri, son appétit rassasié pour un temps. Le chef ne les regarde plus, les ignore, parfois même les expulse de sa sphère. Il leur fait comprendre que rien n’est jamais acquis, que c’est selon leurs actes d’allégeance au système, à la doctrine, les suiveurs apprennent donc que leur place auprès de lui, si ils veulent la maintenir, il va falloir se battre pour la garder, être très sage, rendre des services, se vendre, baisser son froc et plusieurs fois, compromission et soumission. Tu signes en bas de page sans lire tous les petits asterisques. Pas besoin. En contrepartie tu es protégé. Etre suiveur c’est être protégé tant que tu es utile et que tu donnes ton sang.
Le chef te caresse et te fouette. Il t’humilie et te flatte. Petit à petit, tu es infantilisé, perdant tout libre-arbitre dans un sentiment de toute puissance car tu es convaincu d’être initié à la Vérité. Avec une majuscule. La secte aime apposer des majuscules aux mots forts, aux mots clés, ceux qui rentreront dans ta matrice intellectuelle et pour lesquels tu seras amener à te battre. Contre tout bon sens terrien comme on dit. Le bon sens de la terre. Avec noblement une minuscule. Bientôt, tu n’es plus apte à comprendre et à distinguer l’objectivité d’une réalité. Mais tu es tout puissant. Du bon côté des choses, de celui qui détient la connaissance. L’égo encore lui. Le syndrome du petit préféré aussi. De l’enfant rejeté parfois. Des faibles toujours.
Les disciples de l’Elu nourrissent l’espoir de prendre un jour sa succession. Si ils sont bien sages et obéissants. S’ils marchent au pas. Le doigt sur la couture.Qu’ils se trompent ! Pour les adeptes de mon ascendant, j’étais la fille de l’élue. Et puis un jour j’ai enfin réussi à partir. Ils m’ont harcelé chacun leur tour, plus ou moins gentiment, pensant gagner des points. Je ne sais pas pour eux, mais mon ascendant à moi a perdu ma trace.
Dans une secte, il faut des adhérents, des disciples, des divulgueurs de bonne parole, des qui marchent aussi. En trottinant cahin-caha derrière, et surtout sans dépasser.
Un jour, le chef du pays est arrivé marchant, jeune pas beau manches relevées et promettant un monde nouveau, celui de la société civile, celui de potiliques à côté de la Politique, du côté de la société citoyenne. Au centre. Ne prenant pas position, ou plutôt au-delà de tout clivage. C’est l’arrière garde ça le clivage. Restons neutre en apparence. Et massacrons. Annonce d’un monde aux alouettes nouveau, jeune et amateur, loin de la cuisine des anciens, un monde neuf qui apporte son lot de rêves à l’écoute de chacun, dans un grand débat que le chef mène comme bon lui semble, arranguant la foule en l’épuisant dans une diatribe interminable, une dialectique d’érudit à grand renfort de citations et d’expressions désuètes. Ce serait à en rire, comme on pourrait rire du grand-oncle pendant les réunions de famille, famille française traditionnelle dans la maison de campagne héritée depuis 3 générations. Le terroir l’air de rien. L’air de rien de ceux qui ont beaucoup travaillé, sous-entendu, ceux qui ont fait beaucoup travailler d’autres qu’eux, ceux-là qui doivent les en remercier du haut de leurs congés payés.
Ce serait à en rire. Mais on n’a pas le coeur à ça.
Marchant il est élu, par le dieu du capital, le dieu soleil aux pyramides, le dieu Râ d’Egoût.
Il marche, cependant assis sur son trône dans le grand jardin à bronzer et devenir orange puis vert. Il nous infantilise à grand renfort de pensées complexes. Il ment superbement, rassasié de toutes ses illusions. Oh et puis il n’y a pas que lui qui le dit, ses disciples aussi bien entendu. Il n’est pas seul. Il n’est pas forcément en première ligne. D’ailleurs souvent il se désolidarise comme un bon gourou qui sait bien jouer avec le chaud et le froid. Il ne sera pas solidaire avec sa troupe.
Le chef a l’impunité psychologique, la toute puissance. Il s’entoure d’une cour de laquais. Il écarte ceux qui déçoivent, il prononce des jugements, confortés par la présence de ses sujets, écartant les autres, tous les autres qui ne sont pas dignes de recevoir sa parole, du moins directement. On ne convoque plus les journalistes, on met une distance avec son peuple, on ne l’écoute pas, on le nie, on le maintient dans un double langage, on le tue à coups de dénigrement et de négation. Ils se rabaissent à notre niveau de pauvres gueux non initiés, non élus. Nous ne pouvons pas les comprendre ces pensées trop complexes car nous ne sommes pas des initiés. Eux savent mieux que nous ce qui est bon pour la société. Nous n’avons plus qu’à les suivre et surtout à la fermer, sinon repressions violentes cela donnera une leçon aux suivants.
©A.Elieva, Garges-lès-Gonesse
Le gueux est celui qui doute, le pauvre, il n’a pas accès à la connaissance. Il n’est pas digne d’être sur la ligne (sectaire). Il n’est même plus à convaincre le gueux car jamais il ne sera disciple et le chef n’a pas besoin de compter dessus. Non, il est à écraser tout simplement puisqu’il n’est pas utile. Alors le chef ordonne à ses pions télécommandés – vidés de leur substance d’humanité – de se placer pour en première ligne pour défendre le mouvement. La manipulation mentale a oeuvré tellement facilement qu’ils le font sans broncher, avec fierté même, et cette assurance de régner pour les siècles des siècles. Et ils écrasent sans émotion aucune. Ils ne peuvent plus remettre en question les ordonnances, ils obéissent, bienheureux d’être investi par leur chef, missionnés par lui, digne de sa confiance. Seule la mission est compréhensible par l’élu car c’est lui qui en dicte la totalité. Le pouvoir. Les disciples suivent. Ils trottinent. Ils marchottent. Mon ascendant à moi a missionné trois personnes pour interdire une lecture théâtrale et musicale, les a fait crier au scandale, les a fait menacer de procès en diffamation. Il est restée dans l’ombre à l’abri, loin des tribunaux et du jugement des hommes. J’ai rêvé de l’entendre couiner lorsqu’il tomberait pour ses abandons. Et puis j’ai passé mon chemin.
La manipulation mentale réduit à néant tes facultés intellectuelles. Le libre-arbitre devient caduque. L’opposition ne peut exister puisqu’aucun crédit ne va être apporté à tes dires. Le désir d’ordre et de repression est entier : tout pour contraindre et ne pas négocier. On ne négocie pas avec Dieu.
On jouera de fausse empathie et de compassion, comme tout ceux qui après la messe dominicale change de trottoir car tu redeviens soeur d’handicapée et infréquentable.
Gilles Deleuze parlait de « peuple du milieu » pour qualifier ces femmes et ces hommes qui traversent nos sociétés, ces nomades de nos modernités qui dérangent l’ordre par ce mouvement infini, cette réticence absolue à se fixer, à s’arrêter . Les gens du voyage.
Pourrions-nous parler de « peuple d’en-dessous » imaginant par là même la réalité d’un peuple au-dessus : des lois, des formations, des justices, des autres ?
Coulée d’acide, gaz lacrymo dans la gueule, flashball pour tous, justice pour eux, prison pour nous. Ou décompte de nos mortes sous les coups. De nos enfants et de nos jeunes. De nous tous éborgnés et niés.
Trois années, de saisons de révoltes en longs mois de manifestations, de violences policières en jeunesses humiliées, noyées, abattues. Plusieurs saisons ont passé dans nos rues – et puis tous ces silences condescendants, ces phrases toutes faites du bienpensant, du mal documenté, du canapé en cuir dans l’appartement des beaux quartiers, de la peur des périphéries plus ou moins lointaines.
Et puis cette colère qu’une certaine classe dirigeante refuse de comprendre, de reconnaître. Au mieux elle la trouvent exotique. Piquante. Certains pourraient la punaiser sur leur mur d’influences, mur d’inspirations, murs de trophées. Cela fait parler dans les dîners. Qu’il est toujours délicieux ce bouc-émissaire que l’on dénigre, mets délicats de racisme pour fin gourmets de chasseur de gibiers.
On puise notre énergie, patiemment, ils ont le temps tellement persuadés de régner longtemps sur nous. Bientôt ils comptent sur notre faiblesse, notre épuisement, nos cicatrices d’humiliation qui nous maintiendraient à genoux, mains dans le dos, un peuple qui se tient bien sage. Et puis ils misent sur notre ignorance et notre bêtise. Du pain et des jeux, disaient-ils.
Pour le marcheur, nous ne sommes que de pauvres herres à trancher de notre histoire. La rupture avec le passé. La fameuse rupture, fracture. Avec « avant ». Rompons donc avec l’héritage de 1946, détruisons ce qui a pu nous rendre fiers et exemplaires. Mettons à bas, propageons des mensonges sur lesquels jamais nous ne reviendrons. Ce ne sera pas utile. Au contraire je dirais même : ils s’amusent avec nous. Benalla n’est qu’une marionnette sanguinaire au-dessus des lois, le favori du Roi intouchable. La caste du géant. Le filleul de l’Elu au vu de tous. C’est quand même ça qui est incroyable, l’impunité du chef de bande qui n’envisage jamais de payer un jour pour les injustices commises.
Depuis trente ans, une politique de la petite enfance tente de se mettre en place : missions, rapports, projets de loi, mouvements professionnels. Tout est connu par les ors de la République, jamais débattu. Depuis trente ans, et toutes les conclusions des expertises professionnelles concernant l’importance de l’accueil du jeune enfant pour qu’il puisse se déployer dans toute sa richesse, pour enfin rompre les inégalités sociales et culturelles etc. depuis trente ans donc, j’aime le répéter parce que c’est long, et que cela marche ainsi, depuis trente ans aucune mesures politiques n’a été prises. Absolument aucune.
Depuis 2019, est apparu une nouvelle notion concernant l’enfance : celle de santé culturelle. C’est-à-dire la santé de nos relations et de nos liens . La « malnutrition culturelle » c’est un ensemble de comportements qui entravent la qualité du lien parent-enfant et in fine du lien social. On nous pèse, on nous mesure, on soigne notre corps. Serait-il pour qu’il soit opérant et propre au travail ? Je ne suis pas qualifiée pour apporter une réponse mais je pose la question.
Et puis finalement, le vent finit par tourner. Depuis 2007 il en aura fallu du temps. Depuis juillet 2016 il en aura fallu du temps, de l’obstination. C’est alors que le jaune, le noir, le poing levé, la noyade, le meurtre, le mensonge crasse, se sont incrustés dans la société.
Arracher sa liberté. Y revenir sans cesse. Résister pour ne pas se laisser vider de sa substance. Rectifier les discours. Rester clairvoyant. Sain d’esprit. Libre, autonome, vivant. Notre coeur respire, chérissons notre chance. Agissons. Sans justice pas de paix.
©A.Elieva, Porte de Clignancourt
© Irving Penn
Et puis, j’ai cueilli les premières roses du Ronsard, le premier brin de lavande, les fleurs de l’oranger du Mexique du ceanothe généreux mais dont les fleurettes laissent des confettis impossible à retirer sur le pull, j’ai taillé l’herbe deux fois avec les cisailles avec les mains qui tremblent ensuite, mais le plaisir du clic clic est inimitable, j’ai nettoyé la porte d’entrée pour que la bienvenue soit celle d’un monde nouveau, des retrouvailles, de l’amour, j’ai pressé des oranges et préparé des cocktails d’agrume et de menthe, j’ai refait le canapé quatre fois, lavé les housses, je crois que je veux un nouveau canapé aussi, mais lequel, j’ai rêvé de tissus indiens, fleuris, cotonnade légère, du léger et du gracile, j’ai inventé des gâteaux à la praline, bu du thé mais pas tant que ça finalement, acheté une cafetière italienne et une petite tasse à espresso napolitaine, le rêve, j’ai voyagé dans l’odeur du mélange blend italia, un délice, j’ai repeint de vieux cadres et les ai utilisés pour la cuisine c’est beau j’aime ma maison, j’ai savouré chaque heure avec elle, j’ai profité profité j’ai essayé de ne pas en être déjà nostalgique, j’essaye encore, je me dis je choisis d’être aimée je choisis d’aimer comme un mantra mais la plupart du temps celui-là je l’oublie
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© Sarah Moon
©A.Elieva 03.20
Et puis j’ai culpabilisé parce que je n’en ai rien fait.
J’ai passé des heures à naviguer sur des sites d’épicerie du monde, de papier népalais ou coréen ou japonais, à imaginer les nouveaux meubles pour un nouveau salon, bois brut ou laqué, de Chine ou de Scandinavie, j’ai pris le soleil, le suivant comme j’ai pu comme un lézard à m’installer à 8 heures pour travailler ou lire pour le travail ou pour le simple plaisir de passer des heures à observer les jeux de lumière et la fumée des tasses de thé entre la feuille de jasmin et le mur nouvellement repeint de bleu. J’ai cuisiné, géré les stocks de produits frais, garde-manger dans un sac de tissu installé dehors les jours et les nuits surtout fraîches de mars, découvert des petits producteurs, attendu les livraisons en culpabilisant des livraisons, ingérer les bourts de beau et de bon les heures douces et sereines, les angoisses de la nuit et pas seulement, la fièvre les coups de chaud qui te réveillent 4 ou 5 fois, les symptômes de la maladie que tu crois reconnaître, les cauchemars les mauvais rêves peuplés des hyènes et des abrutis, d’un bébé à la tête de vieillard que tu as lutté pour maintenir en vie il voulait toujours tombé du lit ce con, le lit était suspendu, alors c’était le risque de la chute éternelle, mais nous ne sommes pas tombés.
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© Olivier Seignette, northroots
« Ecrire un livret c’est raconter une histoire qui sera soutenue et accompagnée par la musique. C’est avoir présent à l’esprit que la musique deviendra tous les personnages, avec ses couleurs, ses sentiments, son évolution. Pour moi, écrire une histoire c’est creuser une voix, la mienne, celle de mes personnages. Je suis aussi musicienne, alors je ne fais pas bien la différence entre toutes les notes que j’écris. Littéraires ou musicales, elles forment des petits bouts de chose et constituent l’ensemble de mon travail. Je suis très attachée aux notions de résonance, de silence et d’enfance. Lorsque j’étais petite et que l’on m’a lu « la petite fille aux allumettes » d’Andersen j’ai eu très peur. J’ai été très triste aussi. Lorsque la compagnie Piccola m’a proposée d’en faire l’adaptation j’ai été très heureuse parce qu’enfin je pouvais devenir cette petite fille, dans ses jeux son amour et son quotidien. Elle rêve, et de ses rêves j’en ai fait une histoire, où l’on rencontre les jeux, la mort, l’espoir, la transmission. En m’appropriant le conte d’Andersen, j’ai pu faire en sorte que cette petite fille soit moins dans sa solitude et sa tristesse, lui faire traverser quelques rêves, et faire entendre et voir son imaginaire d’enfant, lorsque la réalité devient ce que l’on en fait. Bien sûr la vie lui est rappelée dans sa réalité crue et ses douleurs parfois, elles existent et c’est à travers les contes que l’on peut tenter de les approcher, les avaler, les dépasser.
Franz Kafka a dit « il n’existe que des contes de fées sanglants. Tout conte de fées est issu des profondeurs du sang et de la peur. » C’est un peu dramatique au premier abord, d’un accès difficile mais je pense qu’effectivement le conte de fée est là pour nous aider à vivre, et la vie ce n’est pas un conte de fée comme on veut nous le faire croire bien souvent, tout rose tout gentil tout lisse. Nous savons tous que la vie est tout à la fois plus belle, plus profonde et plus difficile que cela. Enfant, nous avons les bras grands ouverts, à nous enfants devenus grands, de ne pas perdre notre regard, celui qui se pose de face sur ce qui nous entoure, et nos rêves. »
interview Agathe Elieva, librettiste de La Petite Fée aux Allumettes, 2011
© Olivier Seignette northroots
La réalité de la réalité devient la réalité et toutes les distances du monde
…Une note les contient toutes, et pourtant ce n’est pas tourner en rond…
Creuser sa voix n’est-il pas le chemin, la rêverie du monde, celui-là même resté muet dans l’enfance
?
© A. Elieva, Montreuil 93
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Lorsque je rencontre des algériens des marocains des afghans, des libanais, des tziganes, des ashkénazes, des séfarades, des arabo-andalous, des siciliens, des florentins, ils me demandent : et toi ? Tu viens d’où ? C’est toujours la deuxième question qui vient de génération en génération, de sexe à sexe, un genre à elle toute seule cette question : et toi d’où tu viens ? La première c’est : quel est ton nom ?
Si je pouvais leur répondre comme je me sentirais libre. Je ne bafouillerais pas, je serais claire, ce serait clair, je ne chercherais pas la piste, j’affirmerais sans culpabilité, sans sentiment d’imposture, oui tu vois je suis honteuse de mon exil. Je ne sais pas d’où je viens, de quelle histoire, de quelle trame. Je sens tous ces sangs dans mon organisme, ils me constituent – comment te le dire sans que tu me prennes pour une folle ? Comment te dire ces morts et ces anciens que je porte ? Comment te dire que je suis comme eux mon frère, perdue dans un monde étranger, traumatisée par les pertes et la dépossession de mon village, de mon histoire, de ma terre. Éboulis de souvenirs, flashs, voix, secrets, mensonges, ils se sont tous abattus sur mon berceau. Je leur ai laissé la place, tu n’étais pas là pour m’aider.
Oui, il faut que je prévois ma réponse comme j’ai dû retrouver mon nom. Cesser de me sentir usurpatrice. Abandonnée de parents orphelin ou menteur ou les deux, comment retrouver mes racines si ce n’est en continuant de me rapprocher de moi, au plus près : macro génétique, macro photo de cellule souche. La souche, éboulis de cellules, de fibres généalogiques, filament végétal inconnu
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Fractale 93
© Robert Doisneau, cité Le Potager Bondy (93)
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Tu vois. Je continue de tirer le fil d’un texte à l’autre. Ni ma voix, ni la tienne, ni la leur. La légitimité des invisibles. Ne pas savoir où se trouverait ta place reconnue. Ni d’ici ni d’ailleurs, loi de l’exil. Abandonné là, illégitime et survivant. Toutes ces empathies qui cohabitent dans mon corps sans trouver le calme ni la sortie. L’expiation. Porter la charge. Je vois les mots se former, apparaître, disparaître, il y a des pensées qui se construisent d’autres naissent du trop plein. Il faudrait de la technique sûrement. Du contrôle. Comme il faudrait du contrôle dans la vie, du réseau, voilà réseauter en costume rayé ou talons de 12 et vernis rouge.
Éboulis, ce que tu parviens à faire émerger des décombres, malgré tout, malgré les hyènes, malgré ce qui aurait dû ne jamais être. Malgré notre obsolescence programmée. Celle que les politiques et les bourgeois appellent de leurs vœux. Bons pour la casse, la main d’œuvre, la chair des enchères. Que l’on disparaisse une bonne fois pour toute maintenant qu’ils se sont bien servis de nous
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Éboulis, Agathe Elieva (edition Le Zaporogue)