…jour, 161

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© Allan Wallberg

« La dame m’a dit : « vous souffrez d’amnésie ».
Je n’ai pas osé lui répondre que c’était une perte de mémoire au niveau du cœur; c’est vrai, comme un automate, sans y penser il bat, bêtement il continue, alors que juste, c’est vrai, j’ai oublié pourquoi et puis aussi pour qui. Non, je crois que j’ai pris ma gomme, celle que l’on malaxe et perfore sans s’apercevoir de ce que l’on fait, et puis j’ai gommé des visages et des mots aussi. J’ai effacé des pans et une autre réalité s’est fait jour. Je crois bien que j’ai craché un peu dessus parce qu’il fallait lisser tout ça. L’amnésie c’est trop de mémoire que l’on enferme parce que, simplement, ça fait mal. C’est la douleur qui veut ça. Le cœur lui, il s’en fout, il veut juste battre.
A la dame, je lui ai répondu : « C’est la vie. » Elle a marmonné un petit son, noté dans son cahier quelques impressions (fausses) et m’a dit que je pouvais retourner dehors. »

L’éclat, A. Elieva

…la racine nue, 21

Cité des Bosquets

© Agathe Elieva, cité des Bosquets mars 17

« (…)

Je ne suis pas sûr d’aimer le printemps. Je ne suis certaine de rien. Sauf la rage et les tripes. Ce n’est pas grave, il faut que cela vibre, avoir conscience de son pas déroulé sur le bitume, marquer de son empreinte un territoire quelconque, dessiner la trajectoire d’un point A au point B, vitesse régulière soutenue et point d’impact éventuellement à calculer avec le passant à la direction perpendiculaire. Parfois on se sourit et on se laisse passer. Rencontre d’impact. Rencontre de conscience. Parfois n’est pas fréquent.

La dernière fois que ma mère m’a abandonnée c’est dans le cœur des abandonnés qu’elle m’a livrée. Au cœur du cœur. Ma mère m’a abandonné là et elle a eu raison. La vie a toujours raison. Je suis de la banlieue nord, nord-est, et je n’en ai pas fini avec l’éboulis, l’exil, le déracinement. Certains s’y dévouent, y travaillent et puis rentrent chez eux. Nous on y grandit, on y fait nos courses, on y vit.

Dimanche. Les heures sont tristes souvent le dimanche, on continue pourtant de viser l’embellie. Prendre l’allée des bégonias ne pas la rater sinon contourner par l’allée des palmiers, tourner à droite. Contourner l’école. Le jeu du dimanche c’est slalomer entre les nids de poule, c’est laver sa voiture, c’est charger des parpaings, c’est le temps qui s’écoule. Je salue de la tête les trois gars. Sourire. Wesh on est d’ici je ne baisse pas la tête dans ton monde d’hommes. Petits, jeunes, vieux. Des hommes et puis un monde secondaire et primordial de mères sans âge, chargées de sacs. Elles portent, elles tractent le chariot, elles poussent, laissent pousser, voient pousser, sont dépassées, font du mieux possible, lavent le linge et font à manger, parlent et mettent de l’ordre. La daronne se porte fière.

Je m’enfonce tout droit plutôt que de tourner sur l’avenue de l’Intermarché. Tout droit, dans la cité, plus loin à gauche s’en trouve une autre, pas pareil, différente, on s’aime plus ou moins, plutôt moins que plus. Elles portent les noms épouvantail dont on te gave dans les journaux télévisés.

Nids de poule, ça fait des grandes éclaboussures quand on roule avec nos vieilles voitures de vingt ans d’âge. Les suspensions grincent un peu, elles sont habituées. Le cœur grince un peu, il est habitué.

(…) »

Éboulis, Agathe Elieva (publication à venir)

…la racine nue, 20

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(Montfermeil, 2012, Démolition des Bosquets 3, source tumblr en cliquant sur la photo)

« 

Ici c’est l’ennui et l’œuf que tu fais éclater sur la voiture de ton voisin. Une barre devant toi, une à droite, tu es celle de gauche. Fenêtre coulissante, tu t’élances dans le vide pour surveiller les allées et venues, forcer ton rire, caler ton appétit, vriller les oreilles de l’entourage et gueuler à qui voudrait bien l’entendre les rêves qui t’animent.

Mais il n’y a rien. Rien ne te répond. Sauf la baston, la poursuite, l’humiliation que tu ne vois même plus, le mépris bien pensant, un schéma écrit bien avant toi, le triste piège et la menotte absente qui ne tiendra pas ta main brûlante. Tu brises l’avorton d’amour que tu ne pourrais porter – supporter le cynisme passe encore, la tendresse impossible. Et moi, impuissante, je rage et fantasme, je les livrerais là, sur le parking, en pâture, pantins de l’inévitable, bâtiment 3 où l’égalité des chances n’existe pas, les abandonnerai comme ils t’ont ignoré paresseux et lâches pendant tout ce temps.
 
Je suis comme toi, frère. Fracture, incompréhension et colère. Je nage dans un océan de microbes et de pourritures sans savoir trouver la rive où m’accrocher.

 

. »

éboulis, work in progress, Agathe Elieva

…jour, 128

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 » Une fois les racines mises à nue, que restera-t-il autour de moi ? Elles serpentent comme la réalité chevauche nos ciels, il s’agirait d’être ailleurs, loin de mes liens à votre absence de cœur attachés, libérée de la corde autour de mon cou, inconscient de votre ventre putride que vous avez vidé de vos enfants. Loin, ailleurs, où le bleu me laisserait libre de pleurer mes amours manquantes. Parce qu’il faudra bien oui, un jour, que l’amour se vive, avant la seconde trop tard et le plus jamais. Caché derrière mes étendards de lucidité et de clairvoyance, je renvois la lumière, je suis l’ombre, le maladroit, l’inutile. Toi seule me convaincrais du contraire, j’aurais la faiblesse de te croire, au bout de tes plaidoiries répétées et de tes caresses affranchies de toute routine. Peut-être deviendrai-je tendre

. »

Agathe Elieva, la tôle et l’exil (work in progress)

 

 

…jour, 108

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« Ma vie est celle d’à-côté, ma place la seconde, en première ligne. Pas tout à fait au cœur de l’action, et pourtant le témoin, la caution, l’encouragement, et puis le sourire du soutien, celui qui s’écarte et s’efface.

Laisse passer, et pas de plainte.

Je suis la fratrie, la salle d’attente, la voiture qui mène au point de rendez-vous, l’inquiétude et l’absence. L’oreille et le geste.

Plumes et poids, c’est un peu d’amour qui passe, je ne dis rien, je reste là, à ma place. Ma voix se tait. Chambre d’écho tué dans la gorge : c’est le corps fidèle, les pieds solides aux racines muettes, dérouler le pas encore et encore, c’est parfois mon dos qu’ils aperçoivent oui, cependant que je porte aux lèvres le souvenir de leur promesse. »

…jour, 89

« Moi qui Krakatoa
moi qui tout mieux que mousson
moi qui poitrine ouverte
moi qui laïlape
moi qui bêle mieux que cloaque
moi qui hors de gamme
moi qui Zambèze ou frénétique ou rhombe ou cannibale
je voudrais être de plus en plus humble et plus bas
toujours plus grave sans vertige ni vestige
jusqu’à me perdre tomber
dans la vivante semoule d’une terre bien ouverte.
Dehors une belle brume au lieu d’atmosphère serait point sale
chaque goutte d’eau y faisant un soleil
dont le nom le même pour toutes choses
serait rencontre bien totale
si bien que l’on ne saurait plus qui passe
ou d’une étoile ou d’un espoir
ou d’un pétale de l’arbre flamboyant
ou d’une retraite sous-marine
courue par les flambeaux des méduses-aurélies
Alors la vie j’imagine me baignerait tout entier
mieux je la sentirais qui me palpe ou me mord
couché je verrai venir à moi les odeurs enfin libres
comme des mains secourables
qui se feraient passage en moi
pour y balancer de longs cheveux
plus longs que ce passé que je ne peux atteindre.
Choses écartez-vous faites place entre vous
place à mon repos qui porte en vague
ma terrible crête de racines ancreuses
qui cherchent où se prendre
Chose je sonde je sonde
moi le portefaix je suis porte-racines
et je pèse et je force et j’arcane
j’omphale
Ah qui vers les harpons me ramène
je suis très faible
je siffle oui je siffle des choses très anciennes
de serpents de choses caverneuses
Je or vent paix-là
et contre mon museau instable et frais
pose contre ma face érodée
ta froide face de rire défait.
Le vent hélas je l’entendrai encore
nègre nègre nègre depuis le fond
du ciel immémorial
un peu moins fort qu’aujourd’hui
mais trop fort cependant
et ce fou hurlement de chiens et de chevaux
qu’il pousse à notre poursuite toujours marronne
mais à mon tour dans l’air
je me lèverai un cri et si violent
que tout entier j’éclabousserai le ciel
et par mes branches déchiquetées
et par le jet insolent de mon fût blessé et solennel
je commanderai aux îles d’exister

. »

Corps perdu, Aimé Césaire

…la racine nue, 17

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 » J’entends le fourmillement, le bruissement de ce qui se dit, ou murmure. Les pierres fendillées craquellent le lichen. La nuit se fait, là, quelque part sur la terre, l’ombre portée absout le présent. Le nuage de la désolation recouvre mon ciel étoilé, le bleu par endroit devient noir, ma parole lacérée doute. Je deviens cette gazelle qui offre son cou au lion et je danse avec la mort. Danse funèbre, où les griffes plantées dans le cœur, sont autant d’orgasmes non accomplis. Il ne faut pas vouloir se laisser prendre par la main. Il ne faut pas croire aux lendemains qui chantent. Je danse avec la vie que tu cherches à me prendre, que je t’offre. Entière et indomptée, prête à la danse absolue. Tu boiras à ma source, je te laisserai faire. Dans ce balancier infernal qui oscille entre confiance et survie, profondeur des doutes et lumineuse certitude. Et puis je deviendrai cette carcasse livrée aux charognes, la grâce des putréfactions.
Arno, tu as disparu, aigle survolant ma plaine dans les montagnes d’un combat qui n’était pas le nôtre, dans lequel tu as choisi de te laisser avaler

.

*

N’est-ce pas que tu reviendras ?
N’est-ce pas que le réel n’est rien d’autre qu’un leurre ?

*

Ma main tremble, la vague me creuse toujours aux mêmes endroits, lancinante mélancolie, l’odeur de ta nuque parcourt l’air. Je sens dans mes pieds les vibrations du métro, des bus, cette circulation qui se fait sans moi. Mon cœur tremble et ce n’est pas à cause des machines. C’est le sang, le ciel et tout ce qui les entoure, ce qui est bancal en moi. C’est un petit ru qui parcourt le champ laissé à l’abandon, sa chansonnette est devenue inaudible. La marche des passants est un brouhaha et je me confonds avec cette mélodie-là, ce murmure submersible, il faudrait s’approcher trop près de moi pour l’entendre. Zone à risque. Inondable. Tout me submerge : ton désir, l’absence, ta main. Et ce silence, ruban de sagesse, noué sur l’éclat de ton sourire, le plissement de tes yeux, la chemise retroussée jusqu’au coude. Ta main qui caresse et le souffle qui pénètre. L’intensité des sons dans le bousculement de nos étreintes, l’inutilité des paroles dans le mi-clos de ton regard. C’est un beau temps pour le désir, et son cri. Dans ce présent qui n’est rien et qui change déjà tout. Le vent dispense à tout hasard, une lumière se fait déjà. Je ne suis plus ni lasse ni froide, toute à toi. Je ne suis plus rien. Qu’un passage entre tes mains

.

*

Ce n’est pas parce que je comprends, que je pardonne. Ce n’est pas parce que je pardonne, que j’absous. Je te voudrais là, vivant, en moi, tu ne fais qu’échapper à ma mémoire. Ta voix a perdu de sa chair, sa figure. La langue ne s’infiltre plus au-dedans de moi, le flux des mots s’est tari. Le silence de ma langue viendra enflammer la rupture de tes vies et blottis dans nos armures recouvertes d’écume, de rouille, d’algues molles, nous brillerons dans le soleil couchant, ce sera la fin des premiers jours.
Et puis tous les autres petits jours commenceront. Anodins. Un rien de petit jour, cousu aux autres par un fil brut fait d’aveux de bois, de mensonges d’airain, de plats industriels trop salés, de chaussons au pied du lit. Je voulais ce nous, c’est ta fuite qui m’a toujours répondu

.

C’est le lien et la racine, de ton poignet à mes chevilles

. »

L’éclat, Agathe Elieva